#RDVAncestral – Une visite chez la couturière

Assise à une terrasse d’un café, je sirote un martini blanc. Ce coin est plutôt tranquille alors que le reste de la capitale ressemble à une fourmilière. J’avoue que c’est reposant. Je n’aime pas spécialement venir à Paris, mais là, c’est un cas de force majeure : ça fait tellement longtemps que je n’ai pas vu mon amie que je me suis décidée à monter pour le week-end.

D’ailleurs, en parlant d’amie, il faut que je la rejoigne au Sacré-Cœur. J’ai le temps avant qu’elle ne sorte du travail et je profite pour aller faire un tour dans le quartier des Batignolles. Il paraît que le square est magnifique et ce serait l’occasion de s’y arrêter un instant avant de monter sur la butte de Montmartre. Tandis que je suis en chemin, je vois soudain une boutique vintage et décide de m’y arrêter rapidement. Je n’en suis pas spécialement fan mais les robes en vitrine méritent le coup d’œil. Je me demande à qui elles ont appartenu, à quelle occasion elles ont été portées, qui étaient ces femmes et quelles étaient leurs histoires… Mon amour pour l’histoire sans doute. Perdue tout à mes pensées, je n’ai pas entendu une dame m’interpeller :

« Madame, voudriez-vous bien vous en aller ? J’appellerai la police sans tarder si vous ne faites pas », j’entends depuis la porte d’entrée de la boutique. Un peu sonnée par ce retour brutal à la réalité, je me demande à qui parle cette dame et me retourne pour vérifier.

– Non, c’est bien à vous que je m’adresse. Nous sommes une boutique respectable et les personnes… de votre acabit, dit-elle avec une pointe de dégoût, ne sont pas les bienvenues ici.
– Pardon, mais pourquoi vous me parlez de cette manière ? Je suis comment d’après vous ?
– Ne me prenez pas pour plus bête que je ne suis, je vois bien que vous êtes une fille de mauvaise vie ! Qui donc pourrait bien mettre un jupon aussi court ? On voit vos mollets et vos bras, ce qui est contraire à toute bienséance. Cela suffit, j’appelle la police ! »

Interloquée, je me tais sur le coup de la surprise. Jamais on ne m’avait prise pour une prostituée. Une jeune femme, sortant de la boutique, vient alors à mon secours. Je remarque alors qu’elles sont habillées de la même manière à peu de choses près : une longue jupe sombre et un chemisier élégant mais modeste, ce qui me fait penser aux femmes du début des années 1900.

« Voyons, Marie, ce n’est pas une manière de parler. Ne voyez-vous pas que cette dame semble perdue ? N’appelez personne, je m’en occupe ! » Puis à moi : « Venez Madame, éloignons-nous. Qu’est-ce qui vous amène par ici ?
– J’ai vu les robes en vitrines et j’ai voulu les regarder de plus près, tout simplement… Je ne comprends pas pourquoi cette dame s’est mise en colère.
– Votre tenue est… atypique. Marie, la patronne, est gentille mais il faut savoir se la mettre dans la poche. Elle déteste la mauvaise clientèle – sans vouloir vous vexer.
– Ce n’est pas une raison pour m’insulter…
– Certes, mais avouez que votre tenue dénote. Venez, je peux vous amener chez ma mère, elle saura vous vêtir décemment. Je dois de toute façon aller lui parler. »

Mais qu’est-ce que ma tenue a de si particulier ? Elle a tout ce qu’il y a de plus classique : robe fleurie qui descend en-dessous du genou et recouvre les épaules. Arrivée à une rue plus animée, j’ai l’impression de rêver. Ou d’être dans un film. Les hommes sont pour les uns bien habillés, sobrement, pour les autres, simplement, comme des ouvriers du siècle dernier, tandis que les femmes portent pour la plupart de jolis chapeaux, larges et décorés. Toutes les tranches de la population se croisent ici. Un peu plus loin, un jeune garçon crie et hèle les passants pour acheter le journal. Les sabots des chevaux qui tirent de lourdes charges, voitures ou marchandises, résonnent sur les pavés. Un peu plus loin, un homme nettoie les chaussures des passants. Le son d’un train à vapeur se fait brusquement entendre.

« Ne restez pas plantée ici ! Vous n’avez jamais vu Paris ?
– Pas comme ça, non…
– Eh bien, je comprends alors votre désarroi. Ma mère se plaint souvent du bruit de la ville et regrette parfois le village de son enfance, en Franche-Comté. Mais pour rien au monde elle ne voudrait retourner là-bas. Elle me dit qu’elle n’y a plus d’attaches. Moi, j’aime la ville, elle offre tellement d’opportunités ! Ah, voilà, nous ne sommes plus très loin. Mais je jacasse trop. Venez, nous allons voir les soldats partir par le train avant d’aller chez ma mère. Ils partent à la guerre. Ils n’en auront pas pour longtemps, qu’ils disent. On va foutre une raclée aux Boches, ça sera bien fait pour eux !

Je la laisse continuer de parler. Ce siècle me semble à la fois tellement proche et tellement lointain. D’ailleurs, ça m’arrange qu’elle parle, au moins je n’ai pas à parler de moi et de mon retour en arrière de plus d’un siècle. Je n’ose pas lui dire que la guerre va durer bien plus longtemps que prévu et qu’elle engendrera beaucoup de deuils. Je lui demande prudemment si elle a des proches qui sont déjà partis à la guerre.

– Il n’y a que mon frère, Léon. mais il ira au front dans un mois. Il a réussi à obtenir une dispense. Et il va se marier dans un peu moins deux semaines. J’ai tellement hâte ! Enfin, si ma mère est d’accord…
– Mais… il ne peut pas se marier sans le consentement de votre mère ?
– Si, bien sûr que si, il est majeur. C’est juste que… Oh, et puis zut ! Léon et ma mère ne se parlent plus.
– Je suis vraiment désolée… je sais combien c’est difficile à vivre quand un des parents est en froid avec un de ses enfants. Et vous, vous lui parlez encore ?
– J’essaye, en cachette. Mais c’est dur. Pour ma mère, ce n’est qu’un voyou, un enfant qui a mal tourné, même si elle l’aime du fond du cœur. Ma sœur Nelly se range du côté de ma mère. Elle me défend même de le voir !
– Vous pouvez quand même décider pour vous, non ?
– C’est plus compliqué que ça… je suis encore mineure et sous la tutelle de mon beau-père. Je crois d’ailleurs que ces deux-là ne se sont jamais entendus, pour le plus grand malheur de ma mère. Mais ne vous inquiétez pas, ma mère et moi sommes très proches » me confie-t-elle avec un sourire.

Tous ces faits… J’avais compris que j’étais en 1914 mais me voici en août 1914, peu après l’annonce de la Première Guerre Mondiale. Son frère Léon serait-il le père adoptif de mon arrière-grand-mère Renée, celui même par qui j’ai reçu mon nom de famille ? Tout concorde : les parents qui viennent de Franche-Comté et se sont installés à Paris, Jules Léon BRUCKNER en froid avec sa mère, qui se marie le 1er septembre 1914, Léontine Alexandrine Nelli, dite Nelly… Alors, cette jeune fille serait Marcelle Césarine ? Elle avait 20 ans en 1914, c’est-à-dire encore mineure selon la loi en vigueur à cette époque. Si sa mère s’appelle Constance ou Françoise, j’aurai ma confirmation. Justement, nous arrivons chez elle.

« Mère, j’amène quelqu’un ! Il lui faudrait de nouveaux habits !
– Entrez, je prépare ma boîte à couture et je suis à vous !
– Elle ne va pas être trop surprise par ma tenue ? Je ne veux pas qu’on me traite à nouveau de prostituée…
– Oh, elle sera un peu surprise, oui. Mais ne vous inquiétez pas, elle est tellement attentive à ses clients qu’elle ne fera pas de remarques de mauvais genre, surtout si je vous accompagne. Elle est couturière, j’avais oublié de le préciser. J’espère juste que mon beau-père ne sera pas là…
– Entrez, entrez, ne restez pas devant le pas de la porte, dit une voix chaleureuse avec un fort accent franc-comtois. Je m’appelle Françoise (bingo ! Je rencontre donc mon arrière-arrière-arrière-grand-mère adoptive !). Ah oui, je vois… J’ai quelques vêtements qui pourraient vous aller. Quoique… Il va falloir faire des retouches. Vous êtes grande et fine. Tenez, essayez ceci. Je vais refaire un ourlet en bas de la jupe et arranger ce chemisier. »

Devant moi s’étale une vraie caverne d’Ali Baba de la couture : mannequins, patrons, aiguilles, fils,… Ce qui m’interpelle le plus est la machine à coudre Singer : noire avec des décorations dorées. On dirait celle qui est dans la maison de ma grand-mère maternelle et qui a appartenu à mon arrière-grand-mère maternelle. Je me sens un peu nostalgique. Cependant, je reviens vite au moment présent grâce aux bavardages de ces deux femmes. Nous nous sentons proches alors que nous ne nous connaissons pas. J’en profite pour discuter avec elles de couture, puis Marcelle dévie sur un sujet plus intime mais que je devine important pour elle :

« Mère, il faudrait que vous puissiez parler à Léon. Il se marie le 1er septembre ! Ne serait-il pas temps de laisser le passé de côté et de vous réconcilier ? Vous pourriez même faire la robe de mariée à Victorine !
– Ne me parle pas de lui, Marcelle, pas maintenant. Que veux-tu que j’y fasse ? Il a choisi son chemin… N’oublie pas que c’est un voyou ! Arrêté pour outrage à agent, port d’arme prohibé… mais que voulait-il faire avec ça ?
– Mère, il a changé ! Ce que vous racontez date de plusieurs années en arrière. Il a même obtenu son certificat de bonne conduite à l’armée. C’est un tout autre homme aujourd’hui.
– Marcelle, que fais-tu de ton beau-père ? Ils ne voudront pas se voir ! Depuis la mort de Joseph – paix à son âme – et mon remariage, Léon n’est plus que l’ombre de l’enfant que j’ai connu. Enfin… aujourd’hui, je ne sais pas. Nous ne nous voyons guère.
– Mais mère…
– Il n’y a pas de « mais » ma fille. Nous nous reverrons lorsqu’il fera le premier pas. Et cela implique également ton beau-père. Tu sais que ça me déchire le cœur, pourtant il faut laisser les choses là où elles sont. Arrêtons d’ennuyer notre invitée avec ce sujet à présent et finissons notre ouvrage.

Je devine le sujet sensible autant pour la fille que pour la mère, j’attrape alors la perche tendue par Françoise pour ouvrir un sujet plus neutre. Après quelques heures, le travail est terminé et je ressemble à une jeune femme des années 1910. Françoise m’indique l’adresse d’une modiste près du Sacré-Cœur pour parfaire ma nouvelle tenue. Marcelle m’y accompagne avant de poursuivre sa route et retourner travailler.

Je déambule alors dans les rues pour atteindre mon point de rendez-vous en espérant y arriver à l’heure. Après tout, plus d’un siècle nous sépare, mon amie et moi. Je suis en train de penser à tout ce que j’ai vu et entendu lorsque j’entends quelqu’un crier mon prénom. Me voici donc revenue à notre époque, avec mon amie, et ma visite à ces charmantes couturières dans un coin de ma tête. Peut-être irais-je faire un tour dans ma famille maternelle un jour, chez un maître-tailleur ?! Après tout, je descends de plusieurs générations de tailleurs. J’espère avec un sourire et pars au-devant de mon amie.

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